Bibliothèque de l'Eglise apostolique arménienne - Paris - KRAMER , Samuel Noah     Retour à l'Index des auteurs en français    Accueil des catalogues en ligne

Bibliothèque de l'Église apostolique arménienne - Paris
15, rue Jean-Goujon - 75008 Paris || Père Jirayr Tashjian, Directeur
Téléphone : 01 43 59 67 03
Consultation sur place du mardi au jeudi, de 14 heures à 17 heures


Samuel Noah KRAMER
( 1897 - 1990 )

L'auteur

 
Naissance le 28 septembre 1897 à Zaskiv (Ukraine), décès le 26 novembre 1990 à Philadelphie (Pennsylvanie, USA)

Orientaliste, spécialiste des textes sumériens. - Professeur, Departmrnt of Near Eastern languages & civilizations, College of arts & sciences, Pennsylvania State university, University Park, Pa.. - Conservateur au Musée de Philadelphie, Philadelphia. - Né Simcha Noach Kramer ; enregistré Samuel Nathan Kramer dans l'état civil aux États-Unis (a émigré aux États-Unis en 1905).

ligne
5153
Samuel Noah KRAMER --- Cliquer pour agrandir

Rangement général
Cliquer pour agrandir

 L'histoire commence à Sumer
Titre : L'histoire commence à Sumer / auteur(s) : Samuel Noah KRAMER - [traduit de l'anglais par Josette Hesse, Marcel Moussy et Paul Stephano] ; avant-propos de Jean Bottéro,...
Éditeur : Arthaud
Année : 1957
Imprimeur/Fabricant : Grenoble : Impr. de l'Allier
Description : 1 vol. (315 p.) : pl., cartes, fac-sim., couv. mobile en coul. avec notice et portrait ; 21 cm
Collection : Clefs de l'aventure, clefs du savoir
Notes : Prix du meilleur livre éttranger 1957
Autres auteurs :
Sujets :
ISBN :
Lecture On-line : non disponible

Commentaire :

Préface

Le monde sumérien est une découverte moderne. Sans doute même la plus grande découverte récente en matière d'histoire de la civilisation.
Au début de ce XXe siècle, seuls quelques rares et hardis spécialistes recommençaient à prononcer timidement entre eux le nom de Sumer, tombé dans un total oubli quatre fois millénaire, sans que rien rappelât aux hommes le monde glorieux qu'il avait autrefois désigné. Même un savant de la classe de G. Maspero, dans sa magistrale Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique, ne soufflait mot du premier et du plus fécond de ces peuples, les Sumériens.
La mode était alors à l'Egypte. Les découvertes extraordinaires opérées dans la vallée du Nil depuis l'Expédition d'Egypte entreprise par Bonaparte, la remise au jour, tout ensemble, de tant de chefs-d’œuvre et de tant d'humbles vestiges de la vie courante d'un peuple aussi antique, avaient ébloui pour longtemps l'univers. Et quand on essayait de remonter jusqu'à l'extrême horizon de l'histoire, de reconstituer le chemin parcouru par l'homme après l'interminable nuit préhistorique, de fixer les premiers progrès décisifs de son âge « adulte », c'est immanquablement l'Egypte que l'on retrouvait tout en haut de ce vaste déroulement du temps qui conduit jusqu'à nous.
Aujourd'hui encore, pour la majorité des esprits cultivés, voire des historiens, c'est la même vision d'ensemble qui prévaut. Avec ses trois mille ans d'existence avant notre ère, l'Egypte est toujours réputée, consciemment ou non, le « berceau de la civilisation », et l' « aïeule de l'homme moderne ». Sumer ne se trouve même pas mentionné en plus d'un « Manuel d'Histoire ancienne » encore en usage, ou bien il est traité en parent pauvre, comme dans tel ou tel « panorama » journalistique sur les « civilisations disparues ».
Pourtant, aux yeux d'une science historique rigoureuse et à jour, pareille position est désormais surannée et fausse.
Mais peu de gens sont au courant de la prodigieuse révolution introduite, dans notre conception de l'histoire ancienne de l'homme, par cinquante ans de travaux obstinés et ardus, presque secrets si l'on tient compte de l'effacement et du peu d'amour du bruit que manifestent leurs savants auteurs; par cinquante ans de découvertes, moins spectaculaires sans doute que celle des Tombes royales d'Egypte, mais d'un contenu assurément plus riche pour l'intelligence de notre passé.
Grâce au dossier que ces savants explorateurs du temps ont mis un demi-siècle à constituer avec la rigueur d'un juge d'instruction, la preuve est faite désormais, et l'affaire peut être soumise au jugement de tous les lecteurs : l'Histoire commence à Sumer.
C'est-à-dire que la première civilisation du monde — non pas une simple « culture », comme il y en a eu tant échelonnées dans notre immense préhistoire, mais l'aboutissement de toutes ces « cultures » en progrès, leur fruit le plus parfait, la civilisation pleine et authentique, avec la richesse de vie, la perfection et la complexité qu'elle implique : l'organisation sociale et politique; l'établissement de villes et d'Etats; la création d'institutions, d'obligations et de droits; la production organisée de la nourriture, du vêtement, de l'outillage; la mise en ordre du commerce et de la circulation des biens d'échange; l'apparition des formes supérieures et monumentales de l'art; les débuts de l'esprit scientifique; enfin et surtout, invention prodigieuse et dont on ne peut guère mesurer l'importance, la mise au point d'une écriture systématisée, permettant de fixer et de propager le savoir tout cela a été créé et instauré par les Sumériens. Cet enrichissement et cette organisation admirables de la vie humaine ne sont pas apparus pour la première fois ailleurs qu'au IV° millénaire avant notre ère, au pays de Sumer, dans la partie basse de la Mésopotamie, au sud de la moderne Bagdad, entre Tigre et Euphrate.
Les deux autres civilisations les plus anciennes connues jusqu'à présent, celle de l'Egypte et celle, « proto-indienne », de la vallée de l'Indus, semblent bien, en effet, d'après les derniers travaux archéologiques, avoir été postérieures de quelques siècles à la civilisation sumérienne. Mais, plus encore, il est désormais établi que cette dernière a joué à leur égard, dans les débuts, un rôle d'excitateur et de catalyseur, sinon davantage. La plus vieille civilisation de la Chine, dans le bassin du fleuve Jaune, ne remonte qu'aux débuts du IIe à l'extrême fin du IIIe millénaire; les civilisations andine et méso-américaine ne sont pas antérieures au milieu du Ier millénaire avant notre ère. Et toutes les autres civilisations historiques connues dépendent plus ou moins de celles-là.
Une telle découverte est d'autant plus remarquable qu'elle est partie de données plus modestes et plus insignifiantes. De Sumer, comme de l'Egypte, il n'était pas resté sur la face de la terre de ces monuments éternels comme les pyramides pour rappeler à chaque siècle la gloire de leurs constructeurs : le monde, depuis quatre mille ans, avait oublié jusqu'au nom de Sumer et des Sumériens; et les Anciens eux-mêmes, les Hébreux et les Grecs par exemple, s'ils nous parlent souvent de l'Egypte, ne soufflent jamais mot de leurs lointains ancêtres sumériens.
Ce qu'on en a retrouvé, il a fallu aller le rechercher au cœur de la terre, par de profondes tranchées de fouilles. Et le plus souvent, ce n'est point la pierre des salles hypostyles qu'a décapée la pioche des archéologues, mais la modeste et friable brique, cuite et même, plus communément, crue; ce ne sont pas des obélisques géants, des sphinx énormes, d'imposantes et démesurées statues de pharaons, mais de modestes sculptures dépassant rarement la taille humaine, par économie d'un matériau dur qu'il fallait faire venir de loin, en cette contrée d'alluvions et d'argile; ce ne sont pas de somptueuses annales, sculptées ou peintes aux parois des tombeaux et des temples, avec toute la finesse et la grâce de ces caractères hiéroglyphiques bien faits pour flatter le regard, mais, ordinairement, d'humbles plaquettes et tablettes d'argile, plus ou moins délabrées et fragmentées, recouvertes de minuscules signes cunéiformes, bizarres, hérissés, enchevêtrés et rébarbatifs.
Pourtant, ces textes d'aspect si dérisoire, si pénibles à étudier, si difficiles à comprendre et à décrypter, on en a exhumé aujourd'hui, par chance, plusieurs centaines de mille, qui touchent à toute l'activité, à tous les aspects de la vie de leurs rédacteurs: gouvernement et administration, justice, économie, relations personnelles, sciences de toute sorte, histoire, littérature, religion. Etudiant, en se référant à leur contenu déchiffré, les vestiges, les ustensiles, les statues, les images, les temples, les palais et les villes rendus à la lumière par les archéologues, une pléiade de savants est parvenue, après un demi-siècle de travail obscur et acharné, non seulement à retrouver et remettre à sa place d'honneur le nom des Sumériens, 1 redécouvrir le secret et le mécanisme complexe de leur écriture et de leur langue, mais encore à reconstruire, morceau par morceau, leur extraordinaire aventure oubliée.
Si, dans le temps comme dans l'espace — et pour la préhistoire surtout —, d'immenses lacunes subsistent que de nouvelles recherches s'efforcent de réduire, il nous est désormais possible. non seulement de parcourir l'histoire entière de Sumer, mais de la situer avec assez d'exactitude dans le contexte de l'évolution proche-orientale, de la raccorder aux mondes et aux temps qui l'ont précédée et préparée.
Les premières installations humaines en Mésopotamie remontent à une centaine de milliers d'années, bien avant que la basse Vallée-des-deux-Fleuves eût émergé de l'entremêlement de leurs eaux puissantes : c'est donc sur les pentes montagneuses du nord de l'Iraq, surtout en pays kurde (sites de Barda-Balka, Palegawra, Karim-Shahir, etc.), que l'on en a retrouvé les vestiges.
Au cours d'une première période, immensément longue, qui semble durer jusque vers six mille ans avant notre ère, les hommes, en une sorte d'interminable stagnation, vivent isolés, en familles ou groupements minuscules, clans des cavernes ou de petits campements temporaires, façonnant des outils grossiers de bois ou d'os, ou des éclats de pierre dure, et réduits pour subsister aux aléas de la chasse et de la récolte quotidiennes.
C'est seulement vers 5000-4500 (dates obtenues par analyse de la radioactivité du carbone trouvé dans les fouilles) qu'apparaissent les premiers villages (sites et époques de Jarmo, de Hassuna, de Halaf) et les premiers notables progrès, à mesure que l'asséchement de la basse Vallée en permet l'occupation de plus en plus bas vers le golfe Persique. L'homme crée des outils plus perfectionnés et plus complexes; il commence à cultiver le sol, à domestiquer les animaux, à travailler le premier métal : le cuivre; il s'organise en sociétés, bâtit ses premiers édifices publics, ses premiers temples; et sa sensibilité artistique s'exprime et se traduit par une incomparable céramique peinte, si belle qu'on ne sait ce qu'il faut admirer le plus de l'élégance des galbes, de l'imagination prodigieusement riche des décors, ou de la sûreté du trait et du goût des artistes.
Cette culture en progrès constant atteint son apogée à l'époque dite d'Obéid, vers la fin (lu V° et le début du IV° millénaire. Il semble qu'alors elle s'étende, foncièrement identique, non seulement en Mésopotamie et alentour, mais depuis l'actuelle Turquie jusqu'au Bélouchistan, à l'extrémité orientale du plateau iranien, et jusqu'en la vallée de l'Indus.
Vers 3500 avant notre ère, et sur ce vaste fonds de culture ancienne, commune à tout le Proche-Orient, dans le sud de la Mésopotamie, aux abords du golfe Persique, apparaissent tout à coup, semble-t-il, les Sumériens.
Qui étaient-ils? D'où venaient-ils ? Comment sont-ils arrivés? On n'a pas pu répondre encore à ces questions : la « preuve » archéologique et historique est souvent délicate et difficile à établir. La lumière nous est ici, pour le moment, si mesurée, que certains spécialistes ont jugé inutile de poser ces problèmes et qu'ils identifieraient volontiers les Sumériens aux premiers et antiques habitants du pays. Il semble toutefois plus probable, aujourd'hui, qu'ils sont venus d'ailleurs (peut-être de l'est ?) en conquérants ou en masse (l'immigrés, et que, s'ils ont adopté et assimilé rapidement la culture de leurs prédécesseurs qu'ils ont plus ou moins intégrés, ils l'ont profondément transformée, à la mesure de leur génie propre. Cc temps de l'installation des Sumériens en basse Mésopotamie est appelé, par les archéologues, l'époque d'U r u k, dont la dernière portion, entre 3000 et 27001, a reçu des fouilleurs américains le nom de proto-literate.
Ce sont les sept ou huit siècles d'Uruk qui ont vu les Sumériens créer, instaurer et mûrir, sur le fond des cultures antérieures, cette première civilisation dont on leur reconnaît aujourd'hui tout le mérite. Vers la fin de ce temps apparaissent les tout premiers témoignages de l'écriture qui devait devenir « cunéiforme », la première écriture du monde, inventée par les Sumériens. Mais les textes sont assez rares encore, et leur caractère difficilement pénétrable ne permet pas de placer d'emblée parmi les temps historiques la période proto-literate de l'évolution sumérienne : elle constitue plutôt une sorte de protohistoire que l'on reconstitue surtout à l'aide des vestiges archéologiques.
La véritable histoire de Sumer commence à l'époque suivante, appelée proto-dynastique, entre 2700 et 2300 à peu près. On verra dans le présent ouvrage (voir surtout le chapitre V, mais aussi les chapitres III, IV et VI) comment les textes, désormais plus abondants et intelligibles, nous permettent d'en restituer certaines portions. C'est le temps où s'épanouit pleinement la civilisation sumérienne inaugurée quelques siècles auparavant. Sumer se trouve distribué en petits Etats urbains, portions de territoire campagnard groupées chacune autour d'une ville-capitale. La ville, entourée de remparts et fortifiée, est centrée sur le Palais, résidence du monarque terrestre qui la gouverne, et sur le Temple, demeure du personnage divin que le roi ne fait que représenter. Temple et Palais, construits en briques avec un sens de plus en plus parfait de l'architecture et de l'urbanisme, gisent au pied du « beffroi » des villes sumériennes, la ziggurat, tour pyramidale à étages, qui unissait le monde divin à celui des hommes. Une administration civile et religieuse de plus en plus complexe, sinon bureaucratique, hante le quartier officiel de chaque ville et répond à une organisation et à une spécialisation de plus en plus poussées de la vie publique et privée. Autour du Palais et du Temple, qui servent aussi d'université et de caserne, se groupent les maisons des citoyens, les échoppes des travailleurs, les entrepôts, les magasins, les greniers.
Ces siècles sont remplis (voir notamment le chapitre V) des luttes et des rivalités de ces villes-Etats aspirant chacune à l'hégémonie, tour à tour conquérantes et conquises. A la fin de cette période, le pays de Sumer tout entier, groupé autour du vénérable centre religieux d'U r u k, finit même par se trouver assujetti au pouvoir d'un monarque unique, Lugalzaggisi, auparavant gouverneur de la ville d'Umma.
Ces tendances impérialistes allèrent plus loin encore. Mais ce n'est pas aux Sumériens qu'il fut donné d'établir le premier empire mésopotamien; c'est à des Sémites. Ces derniers, anciens bédouins et nomades du désert syro-arabe, s'étaient infiltrés depuis ' longtemps, par bandes plus ou moins fortes, parmi les Sumériens, et sans doute déjà parmi leurs prédécesseurs, dans la basse Vallée-des-Deux-Fleuves, et surtout au nord de cette vallée, dans le pays d'Accad. Vers 2300, l'un d'entre eux, le Charlemagne de Mésopotamie, Sargon d'Agadé, ou Sargon l'Ancien, réunit sous sa coupe, non seulement la Mésopotamie entière, Sumer compris, mais même l'Elam à l'est et jusqu'à une partie de la Syrie et de l'Asie Mineure à l'ouest. Il inaugurait de la sorte une nouvelle période de l'histoire sumérienne, la période dite d'A c c a d ou d'Avide ou encore « accadienne », qui devait durer près de deux siècles : deux siècles de sommeil politique pour les Sumériens supplantés.
Mais ils se réveilleront enfin, quand une vaste avalanche de Guti, montagnards semi-barbares du Kurdistan, aura submergé l'empire et la dynastie de Sargon. Une centaine d'années après l'invasion de ces Guti, peu avant 2000, de nouveaux temps se lèvent pour les Sumériens, les derniers et peut-être les plus brillants de leur histoire. C'est l'époque dite d'Ur III, ou de la troisième dynastie d'Ur, ou encore « néo-sumérienne », au cours de laquelle leur civilisation va connaître un extraordinaire revival. Plus encore que par le passé, elle se répand tout à l'entour: à l'est, jusqu'en islam et en Perse; à l'ouest, jusqu'en Cappadoce et en Syrie; au nord, jusqu'en Arménie, devenant en vérité la culture commune de tout le Proche-Orient. Signe de cette prépondérance intellectuelle : c'est le Grand Siècle des lettres et des sciences sumériennes, le temps où poètes, écrivains, savants, composent, mettent par écrit et diffusent, souvent à partir de très antiques traditions orales, leurs mythes, leurs hymnes, leurs essais, leurs traités, que l'on apprendra à connaître au cours du présent ouvrage.
Mais d'autres bandes sémitiques, venues de l'intarissable Men syro-arabe, les Amurrites, ou Amorrhéens, s'infiltrent peu di peu, i leur tour, parmi les Sumériens d'Ur III. Peu après le début du IIe millénaire, ils mettent fin à la dynastie. Il n'en reste d'abord que les royaumes méridionaux, fortement sémitisés du rosie, d’Isin et de Larsa. Mais ils finissent eux aussi, conquis et absorbés, pur tomber sous la coupe de l'Amurrite Hammurabi (vers 1750), créateur de l'empire sémitique de Babylone.
Icis'achève l'histoire des Sumériens : désormais engloutis par la prépondérance sémitique, il ne sera plus jamais question d’eux et si les Mésopotamiens, leurs héritiers, prononceront encor leur nom des siècles durant, ils finiront par l'oublier, et plus rapidement encore tout le reste du monde...
Mais si leur existence politique et même ethnique a pris fin, les Sumériens, par le meilleur d'eux-mêmes, n'ont pas fini de survivre; les Babyloniens, et plus tard les Assyriens (voire en grande partie les Hittites d'Anatolie et les Hébreux) n'ont fait que recueillir et continuer la civilisation sumérienne. Des Sumériens, ces Sémites nomades de Mésopotamie avaient à peu près tout appris de la vie civilisée : formes et contenu matériel de la religion, institutions politiques et sociales, organisation administrative, droit, techniques de l'industrie et de l'art, sciences, art de penser, et même l'écriture — l'écriture cunéiforme qu'ils ont seulement adaptée à leur propre langue. Un des signes les plus éclatants de la permanence « spirituelle » des Sumériens durant toute l'histoire de Babylonie et d'Assyrie, c'est que jusqu'à la fin, jusqu’une centaine d'années avant l'ère chrétienne, les Sémites mésopotamiens ont gardé le sumérien pour langue liturgique et scientifique, comme les royaumes occidentaux de notre Moyen Age utilisaient encore le latin.
Cette civilisation sumérienne, la première et la plus ancienne du monde, développée ainsi au cours d'une aussi longue histoire et passée aux Babyloniens et aux Assyriens, et par eux au monde hellénistique, précurseur immédiat du nôtre, assyriologues et sumérologues ont pu la reconstituer aussi, et souvent jusqu'aux détails les plus concrets, les plus inattendus. On le verra tout au long du présent ouvrage qui, sous sa forme originale et directe, est le meilleur exposé actuel de la question, le plus accessible, le plus neuf et le plus sûr.
Il faut en effet souligner fortement qu'il n'a pas été écrit — comme un peu trop souvent les synthèses de ce genre ! — par un essayiste quelconque, par un journaliste, par un auteur, même fort cultivé et érudit, mais qui aurait travaillé de « seconde main », sur des matériaux lus et dépouillés par d'autres. S. N. KRAMER est un des sumérologues les plus compétents et les plus célèbres du monde. C'est même, grâce à un long travail acharné et obscur, sur lequel il s'explique au début de son livre, le meilleur connaisseur contemporain et le plus informé sur les « textes littéraires » sumériens, sur cette littérature sumérienne que plus que tout autre il a contribué à ressusciter, à reconstituer et à faire connaître.
C'est un événement, et comme un privilège, pour le lecteur non spécialisé, de se trouver débarrassé d'un seul coup de tous verres filtrants et déformants des « vulgarisateurs », pour avoir affaire, de plain-pied, à un authentique savant. Ces hommes retirés, souvent isolés dans leurs recherches et leurs techniques, n'abandonnent pas volontiers le jargon algébrique dont ils usent Ordre eux, pour se mettre à conter simplement leurs découvertes, comme un vieux voyageur qui ferait le récit de son tour du monde å des enfants extasiés. Mais quand ils consentent à raconter ce qu'ils ont repéré au bout de leurs étranges télescopes, rien ne peut égaler la richesse (le leur enseignement et la force de leur synthèse. Même d'autres savants, d'autres spécialistes comme eux, y trouvent couramment, alors, de quoi s'alimenter et s'instruire. C'est le cas de l'ouvrage que l'on va lire; tout le monde le comprendra et le lira avec passion, et pourtant c'est une réelle aubaine même pour nous autres, assyriologues.
Il tallait un tel maître pour un si grand sujet. Pour tout homme en effet, qui s'intéresse à son passé, qui recherche des choses, des institutions et des idées cette explication génétique que seule peut donner l'Histoire; qui ne tient pas la civilisation et ses richesses pour une suite de miracles, mais pour un « continu », un fleuve dont la source explorée permet de mieux percevoir nature, il n'y a guère aujourd'hui de plus grande découverte que celle des Sumériens, il n'y a guère de sujet plus digne d'attention et d'étude que leur civilisation. C'est qu'en vérité «l'Histoire à commence à Sumer ». Non seulement l'histoire des plus grands progrès matériels et intellectuels (le l'Homme, mais, plus concrètement encore de sa civilisation, qui en est la synthèse organique, et, pour être précis, de cette civilisation occidentale, que nous ont transmise les Grecs et les Chrétiens et qui a submergé la terre.
Maîtres à penser du monde proche-oriental antique, les Sumériens ont élaboré, sous une forme imaginative, mythologique et non encore rationnelle, toute une « métaphysique » de l'univers (voir notamment le très important chapitre XII de cet ouvrage), et cette idéologie a formé et imprégné la pensée des « Anciens », nos pères.
S. N. KRAMER lui-même insiste plusieurs fois avec lucidité (voir surtout les chapitres XIV sq.) sur la dépendance indirecte, mais profonde, des auteurs de la Bible par rapport à la « métaphysique », sinon à la religion des Sumériens. Cette seule évidence décuple l'intérêt que nous pouvons porter à ces grands initiateurs.
Le lecteur tant soit peu au courant de l'histoire de la pensée grecque sera frappé de même, en ce livre, par les points de contact fondamentaux qui la rattachent à la pensée sumérienne, transmise par Babylone et l'Anatolie. Tout le travail, l'originalité et la gloire éternelle des premiers philosophes grecs a été de déduire et d'extraire les idées sous-jacentes à (les images et des mythes qui remontent, en définitive, aux Sumériens. Mais s'ils ont exhaussé la pensée et la réflexion jusqu'à la raison pure, la direction même de cette pensée et de ses recherches demeure dans la trajectoire esquissée par les Sumériens. Comme eux, ils se sont intéressés avant tout au Devenir des choses et n'ont pas vu la nécessité de leur supposer une Origine absolue; comme eux ils ont donné l'Univers organisé -pour le résultat de la différenciation indéfinie d'une immense Matière-première, d'abord chaotique; comme eux, ils ont englobé dans cet Univers unique tout ce qui existe, même les dieux, dont le seul rôle est celui d'organisateurs et de gouverneurs...
Il est bien vrai que tout en acceptant la dialectique rationnelle des Grecs, mise au point parmi ces recherches, le Judéo-christianisme a proposé et souvent imposé une autre vue d'ensemble, ignorée (les Sumériens et de leurs disciples hellènes : au-dessus et à part de l'univers matériel, inaccessible, éternel, il a placé une Sphère sublime où tout le potentiel divin est concentré clans une Personnalité unique, mais infinie et directement inconnaissable et indéfinissable; c'est un acte « créateur » de cet Etre absolu qui a donné, å partir du néant et non d'une matière-première, l'origine et l'existence à notre univers perceptible... Mais cette « métaphysique » judéo-chrétienne, en ses innovations mêmes et ses bouleversements, dépend de l'idéologie biblique et peut, par conséquent, se rattacher encore, par d'autres biais, aux penseurs sumériens. Qui dira, par exemple, l'incalculable importance qu'a pu avoir, dans cette recherche judéo-chrétienne de la 'Toute-Puissance et de l'Absolu du divin, IA « spiritualisation » de l'action divine imaginée par les Sumériens lorsqu'ils ont abouti à l'idée -- conservée et renforcée encore dans la Bible — de la « parole efficace » ?
Ces brèves suggestions — et dans le seul domaine de la pensée philosophique et religieuse ! — peuvent donner l'idée des richesses que recèle l'étude de la civilisation et de la pensée sumériennes. Actuellement, et pour de longues années encore, il n'y a pas, dans le domaine (le l'Histoire, de la Philologie et de l'Archéologie, de Champ plus vaste et plus fécond ouvert à nos recherches, car nous avons encore beaucoup à y trouver. Que la première mise au point pour le public français, la première synthèse d'un monde aussi inattendu et aussi plein, ait été faite par l'un de ses meilleurs explorateurs et un très grand savant, c'est là un avantage inappréciable, dont tout lecteur du présent ouvrage ne saurait se féliciter assez.
JEAN BOTTÉRO


ligne
    Retour à l'Index des auteurs en français    Accueil des catalogues en ligne