La forme du roman - qu'indique le sous-titre, "Journal d'un religieux" - fait bien entendu penser au Journal d'un curé de campagne, mais le parallèle avec l'œuvre de Bernanos n'est certes pas de ceux qui s'imposent absolument : I'œuvre de Tcheugurian est beaucoup plus "ramassée" que celle de Bernanos, et on sait d'ailleurs qu'elle est le résultat d'une intense "condensation" à laquelle Tcheugurian avait procédé avant de se décider à la publication.
Ici, tout passe par le "narrateur', mais il s'en dégage curieusement un sentiment d'authenticité absolue. Il est vrai que l'œuvre baigne dans la réalité d'un double drame : celui de la situation morale et matérielle créée par les massacres de 1895-96, et celui du héros, I'archimandrite Artak, voué par son état au célibat et qui se débat contre la maladie et les cruelles contraintes d'une vocation - manifestement incertaine - qui l'excluent du siècle et de l'amour humain : sa passion pour la belle Chouchane est par définition vouée à l'échec.
Et puis, Artak est confronté avec le douloureux destin des orphelins recueillis au monastère où il vient d'être affecté, avec précisément pour tâche de s'occuper d'eux. Tcheugurian, qui avait des orphelinats une expérience personnelle, sait fort bien qu'en dépit de tous les dévouements, les enfants des parents disparus dans les massacres font dans la vie une entrée tragiquement inadéquate.
Certes, les personnages qui entourent Artak sont captivants, mais ce qui frappe surtout, c'est l'impressionnant développement des conditions et des composantes d'un destin dramatique.
Il faut bien dire que la vie n'offre ici que des promesses et des beautés qui se dérobent : juxtaposition du destin spécifique du peuple arménien, dont la survie est toujours menacée, et du destin personnel d'un religieux dont les pensées, les réactions, les troubles et l'évolution annoncent, à plus d'un demi-siècle de distance, ceux que connaîtront en d'autres lieux, et singulièrement en Europe, bien des clercs de notre temps.
Artak mène évidemment une vie close, une vie de "renfermement". Un critique, Hagop Margarian, a fait à ce sujet une remarque qui s'imposait. Après avoir énuméré les divers espaces - prison, hôpital, chambre de malade, etc - où il arrive à l'homme de se trouver enfermé, il conclut:
"Généralement, ces espaces clos reflètent d'un côté les limites et les entraves auxquelles sont assujettis l'homme et l'humain, et d'un autre côté, microcosmes spécifiques, ils expriment l'essence propre d'une société".
De fait, Le Monastère symbolise en un sens la situation de la société arménienne occidentale du début du siècle, tant dans le domaine des mœurs, de la vie religieuse, de l'état social et politique, que de la position historique, en d'autre termes les problèmes humains et nationaux arméniens de l'époque : leur écho entre très distinctement dans l'univers clos du monastère, au point qu'on a parfois l'impression que la communauté intérieure donne une image frappante de la collectivité nationale en général.
Dans sa clarté, la traduction française semble bien fidèle à l'atmosphère, aux conditions et à la réalité profonde d'une société et d'une époque.
Alexis Missakian, Cahiers arméniens ANI, N° 4 (1988)