Article paru dans
Revue de l'Orient chrétien, 1912, numéro 3
Une étude très profitable pour la connaissance approfondie d'une langue est celle des dialectes locaux les plus caractéristiques, qui, tout à la fois, conservent certaines formes primitives, et on modifient d'autres plus rapidement que ne le fait le parler national, permettant ainsi d'embrasser d'un seul coup d'œil le passé et l'avenir. À ce point de vue, l'ouvrage de M. Maxudianz est d'un intérêt beaucoup plus étendu que son titre ne le laisse supposer.
On sait qu'en Arménien moderne la prononciation des habitants de l'Est n'est pas la même que celle de l’occident ; la première est plus communément adoptée pour la langue classique, la seconde plus répandue aujourd'hui. M. Maxudianz, voulant étudier un dialecte parlé actuellement, a peut-être cédé à cette considération pour choisir celui d'Akn, ville de l'Ouest de l'Arménie, sur le bord de l'Euphrate. Mais la véritable raison, celle qui lui donne une autorité toute spéciale, c'est qu'il est lui-même originaire de cette ville, et qu'il est en relation avec des personnes nées à Akn et en parlant la langue. Enfin l'auteur s'attache tout spécialement au parler du quartier bas, parce que c'est celui qu'habitent les lettrés de la ville.
Dans l'introduction, l'auteur fait connaitre ses sources (dictionnaires et autres travaux linguistiques, personnages consultés), donne une rapide appréciation sur les ouvrages antérieurs qui ont touché la même question, et dit quelques mots de la ville d'Akn, de ses origines et des dialectes des villages environnants. L'étude de M. Maxudianz comprend trois parties : phonétique, — morphologie, — mots empruntés, — et un appendice consacré à l'étude des formes particulières au quartier haut.
La première partie, la phonétique, si aride ordinairement, souvent même décourageante dans les grammaires sanscrites, se lit, ici, avec intérêt, parce que, à chaque page, on y trouve des remarques et des critiques judicieuses, des rapprochements avec l'arménien classique ou moderne, le turc, le cilicien, le phénicien, le grec, etc., des recherches sur la prononciation exacte de certaines lettres de la langue ancienne. L'auteur signale d'abord les phénomènes généraux, communs à tous les dialectes modernes, tels que transformations de lettres, celles de certaines voyelles ou consonnes ; puis il donne l'alphabet du dialecte akinois ; il étudie les altérations subies par chacune des voyelles et des consonnes ; enfin, consacre une vingtaine de pages à l'examen d'autres phénomènes phonétiques : métathèses, assimilations, lettres de renforcement...
D'un bout à l'autre de cette première partie, la méthode est unique : soit dans l'énoncé des règles, soit dans les exemples, en regard de la forme classique ou moderne, se trouve la forme particulière à Akn. Tout cela est très logique.
Il y aurait à faire une légère critique, qui n'atteindrait pourtant pas le fond de l'ouvrage : c'est que certains titres ne sont pas très clairs, ou semblent se répéter ; à « transformation phonétique », correspond le titre « changement phonétique », que l'on retrouve quelques pages plus loin, avec une signification un peu différente. Cette remarque n'infirme en rien la valeur de cette première partie, la plus minutieuse, et vraiment scientifique.
Le lecteur qui aura parcouru attentivement cette phonétique, trouvera dans la morphologie un intérêt d'un genre tout différent. Cette dernière est d'une portée plus générale. Disposée comme elle l'est, elle constitue une excellente grammaire à l'usage des akinois, et permet en même temps aux étudiants étrangers de faire une révision de tous les paradigmes des noms, des adjectifs, des pronoms et des verbes, et de comparer entre elles la langue classique, la langue moderne, et la langue propre à une ville arménienne. En effet, les règles et les remarques, assez abondantes, ont toutes pour objet direct le dialecte d'Akn et supposent la connaissance de la grammaire ; mais dans les modèles des déclinaisons et des conjugaisons, qui sont donnés tout au long, en face des formes dialectales se trouvent celles de l'arménien littéraire occidental, qui lui ressemble beaucoup, et les modèles classiques. L'auteur fait en outre des rapprochements, lorsque cela est nécessaire, avec d'autres branches de l'arménien. La grosse difficulté ici, c'était d'éviter toute confusion entre les formes communes et celles de la langue d'Akn, et M. Maxudianz, échappant à cet écueil, a écrit l'ouvrage le meilleur jusqu'aujourd'hui en ce genre, commme aussi le plus complet.
Enfin, l’énumération des mots empruntés apporte une dernière précision à ce travail, en permettant de reconnaitre, par procédé d'élimination, quels sont les termes purement arméniens ou akinois. Cette liste, l'auteur l'avoue, n'est pas encore complète ; elle réunit seulement les formes que nous avons trouvées, au cours de l'ouvrage, rapprochées de leur racine turque, et elle les groupe en un ordre à la fois alphabétique et logique. Des signes spéciaux, en effet, indiquent les mots empruntés avant la domination turque ; ceux qui furent adoptés sous cette domination, mais anciennement et sans beaucoup de discernement ; et enfin ceux qui appartiennent à une époque récente et ont été introduits par des gens d'une classe plus élevée. Cette liste, sorte de petit lexique arménien-turc-français, a l’avantage de faciliter l'étude des mots arméniens à ceux qui connaitraient déjà le turc, ou môme les langues sémitiques seulement qui, toutes, ont un fond commun.
La lecture de cette troisième partie laisse cependant un regret : c'est que l'auteur n'ait pas employé dans son étude, comme pour le turc, les caractères arméniens à côté de leur transcription. Cette transcription, qui est à peu près celle que M. Meillet adopte dans son ouvrage : « Esquisse d'une grammaire comparée de l'arménien classique », a de grands avantages, il est vrai ; elle rend, aussi exactement que le peut un alphabet latin, les sons de la langue arménienne, et elle exprime, d'une manière plus précise, les différences de prononciation entre les formes communes et les formes de dialecte. Mais il arrive que dans la transcription s'ajoutent des lettres n'existant que pour l'oreille et que l'écriture arménienne omettrait. Il est donc permis de dire que, si la transcription était nécessaire, les caractères nationaux, pour certains mots au moins, auraient été utiles.
Mais cela encore n'est qu'une critique de détail, n'enlevant rien de sa valeur à l'ouvrage de M. Maxudianz, qui est, en la matière, un travail intéressant, complet et scientifique.
Ch. Lallemant