« Toute notre vie nous vivons dans la confusion. Nous croyons que les arbres, la pierre, la terre, les maisons n'ont ni conscience, ni émotions, mais nous nous trompons. Nous avons simplement oublié leur langage », comme nous le rappelle Hovik Vardoumian dans sa nouvelle Retour, soutenant ainsi la noble cause de la Nature qui est la source même de la vie sur Terre.
L'écrivain mène le lecteur à la découverte de son univers où il est invité à s'interroger. Ces interrogations aux accents mystiques portent sur l'existence et l'accomplissement de l'Homme dans l'Univers.
Quelle place a l'homme dans l'univers, comment prendre et comprendre les pourquoi récurrents : l'éphémère et l'éternel, le réel et le surnaturel, l'amour et la haine, la vie et la mort... La vie est belle, même imparfaite, même si l'homme est mortel. N'est-ce pas un hymne à la vie ? Le lecteur devine que l'insatiabilité de l'auteur n'est pas pour la vie en elle-même, ni pour l'immortalité physique, mais pour ce que l'on fait de cette vie donnée.
Extrait p. 103 de la nouvelle « Mon oncle mourut comme un homme »
« Nous avions fini de manger, tandis que mon oncle mâchait encore. Il n’arrivait pas à avaler le morceau qui le brûlait, égaré dans sa bouche. On se mit au travail en silence.
- S’il fait beau encore quelques jours, nous terminerons aussi les parcelles du haut, répéta mon oncle.
Il se fit piéger tout seul par sa propre pensée, sourit et dit à voix haute :
- Enfin, Dieu est grand…
Son cadet rit :
- Depuis quand es-tu devenu croyant ?
Mon oncle ne répondit pas. Avec de beaux mouvements rythmés, il passait la faux en arrière, puis la glissait lentement en avant sur l’herbe. L’herbe se couchait comme des perles rangées, en mesures égales. Ses fils n’arrivaient pas à le suivre.
La voix s’approchait sans cesse. Il lui sembla qu’on l’appelait. Il s’arrêta un instant. Il scruta le ciel. La voix venait de là-haut. Mais aussi de la terre, de la végétation, de l’herbe coupée. Du ciel descendait une lumière. Il eut peur. Il se retourna et regarda ses fils. Il avait honte d’avoir peur. Il ne s’inquiétait pas pour ses fils, car il savait que la lumière était pour lui. Il avait honte auprès de ses fils pour cette peur. Tous les deux avaient laissé tomber la moisson et ils le regardaient.
La lumière se mit à descendre plus vite. Il feignit de ne pas la voir. Encore quelquefois glissa la faux avec les mêmes mouvements beaux et rythmés sur les tiges de l’herbe. Mais il comprit que la force quittait ses bras, ses jambes. Il s’arrêta. Il appuya la faux dans la terre et s’appuya dessus. Il regarda le ciel. La lumière éclata en grande vitesse et pénétra en lui. La merveilleuse musique l’enveloppa tout entier de la tête jusqu’aux pieds. Maintenant, il l’entendait clairement. La peur le quitta. « Que ta gloire soit, mon Dieu », cria mon oncle. Il se retourna, regarda ses deux fils, ébahis d’étonnement. Il sourit tel un coupable. Il avait honte, car il laissait le travail inachevé. Puis il tomba sans souffle.
L’herbe coupée était enflammée. Les fils cadets de mon oncle regardaient avec stupeur. Le serpent, traversant le muret en pierre, se déplaçait confus dans l’herbe verte, embrasée. Le plus jeune des deux frères fit un pas vers le serpent, mais son frère l’empêcha. Ils s’agenouillèrent. D’un autre monde mon oncle continuait à sourire. La faux était tombée près de lui. »
«Extrait pp. 114-115 de la nouvelle « Retour »
La nuit, ma mère me vint voir. Depuis sa mort je la voyais toujours malade, affamée, inquiète. Pour la première fois je la voyais en habit neuf, joyeuse, rassasiée et contente.
… C’était l’automne. Une journée chaude, ensoleillée. Elle était assise sur la terrasse, elle était en train de nettoyer les cornouilles fraîchement ramassées des bois et chantonnait une douce mélodie à mi-voix. On aurait dit que j’étais redevenu enfant.
Le chien aboyait…
Je me réveillai heureux. Djeko courait en aboyant de maison en maison. Il menait une tactique intelligente : il voulait montrer que dans les trois cours il y avait un chien. C’était une douce nuit d’automne paisible. Outre les aboiements du chien, on entendait d’autres voix.
Une de ces voix se sépara de l’ensemble et attira mon attention. On avait l’impression que quelqu’un chantait. Une heureuse mélodie mezza voce vibrait. Je n’avais plus sommeil.
Je descendis dans la cour. Ce n’était pas une tromperie ; on entendait vraiment la mélodie. C’était ma maison qui chantait. Elle chantait de bonheur. Mon cœur s’emplissait de joie. Je caressai les murs, les marches, la porte en fer de la cave, les fenêtres et je m’assis sur les marches. C’était la même sensation de mon enfance quand je m’endormais dans les bras de ma mère et que j’entendais sa chanson douce. Le ciel était clair, si limpide. Je n’avais jamais vu tant d’étoiles éclatantes que pendant mon enfance quand je m’allongeais sur le dos sur le versant du mont Lalvar, couvert de fleurs antédiluviennes, et je me promenais dans le ciel constellé.
Djeko accourut, posa sa tête sur mes pieds, s’allongea, puis poussa un « ouf » de soulagement et se tut. Maintenant il pouvait dormir tranquille.
Toute notre vie nous vivons dans la confusion. Nous croyons que les arbres, la pierre, la terre, les maisons n’ont ni conscience, ni émotions, mais nous nous trompons. Nous avons simplement oublié leur langage.
Il pâlissait. Ma maison chantait encore. Djeko dormait en chuintant. Les poiriers, gémissant sous le poids des fruits, réclamaient de l’eau. Je pris la pelle de la cave et j’allai ramener l’eau au verger. »