Avant-proposEpektasis : selon la logique même de son acception première, ce titre s'est ici chargé de bien des sens, au-delà de l'intention primitive qui avait présidé à son choix. Au cœur du vocabulaire spirituel de Grégoire de Nysse, ce mot résume la tension de l'âme hors d'elle-même à la rencontre de Dieu. Aussi semblait-il pouvoir évoquer de manière expressive les recherches sur la théologie mystique du Cappadocien par lesquelles Jean Daniélou avait ouvert avec éclat son œuvre scientifique. Mais, tel un oiseau échappe à qui croyait le tenir, cette épektasis s'est envolée vers des significations nouvelles à mesure que progressait la réalisation de ces Mélanges.
C'est qu'un tel mot, en deçà et au-delà de œuvre, n'est point sans affinités élues avec l'homme même. Car la rencontre de Jean Daniélou avec Grégoire de Nysse ne fut point seulement l'occasion éphémère d'un exercice intellectuel particulièrement réussi. Elle a noué autour de l'une des plus hautes spiritualités chrétiennes la diversité de ses vocations et de ses dons. Elle demeure un centre privilégié de ses recherches, et il s'y réfère encore volontiers comme à l'une des sources vives de sa pensée et de son action. Au reste, à s'en tenir aux harmoniques sensibles de cette image, quel mot aurait pu évoquer avec plus de justesse, et non sans une pointe d'humour sacré, le caractère et même la silhouette de celui à qui sont dédiés ces Mélanges? Prestesse et ardeur de la parole, fulgurante attention tour à tour accordée aux hommes et aux idées, impatience à conclure pour s'avancer toujours plus loin. « Oubliant le chemin parcouru, je vais droit en avant tendu de tout mon être, et je cours vers le but... » : est-il plus belle glose scripturaire d'une épektasis servie par une exceptionnelle rapidité d'intuition? Ces dons singuliers ont fructifié au service d'une vocation qui ne s'achève point, on le sait, dans l’œuvre du savant. Mais la profondeur et la richesse de recherches patristiques personnelles, que les plus lourds engagements n'ont point interrompues à ce jour, ont donné à l'accomplissement de cette vocation sa plénitude originale et ses forces intérieures de renouvellement. De ces recherches, les quatre grands sujets autour desquels s'ordonnent les présents Mélanges suggèrent, tout à la fois, la remarquable diversité et la continuité des lignes de force principales.
L'empressement avec lequel les collègues et amis de jean Daniélou ont apporté en grand nombre leur collaboration à cette entreprise montre assez en quelle estime les patristiciens de tous les horizons tiennent son travail de chercheur. Ils entendent ainsi rendre hommage à l'auteur d'une œuvre qui a renouvelé, illustré, promu et servi de manière exceptionnelle les études patristiques en notre temps. Leur rassemblement en ce volume porte témoignage d'une commune épektasis vers la connaissance toujours plus profonde de l'Antiquité chrétienne, à laquelle ils ont par vocation consacré le meilleur d'eux-mêmes. En ce sens, un tel rassemblement pose, dans la pluralité et le respect mutuel, un geste d'unanimité qui est aussi, à sa modeste manière, un acte d'espérance face aux divisions de notre temps. Que tous ceux qui ont accepté d'accomplir ensemble un tel geste en soient ici remerciés.
Jacques Fontaine, Charles Kannengiesser