Dans un paysage éditorial peuplé de sommes historiques et de témoignages personnels, dans une commémoration à la fois prévisible et imprévisible, ce livre, court mais complet, offre éclairages et réponses aux questions qui se posent un siècle après les faits.
Peut-on qualifier de génocide un événement antérieur à la création du mot ? Peut-on le comparer à la Shoah ? Faut-il pénaliser sa négation ? Les politiques ont-ils le droit de se prononcer sur ces questions ? Quel sens y a-t-il à le reconnaître cent ans après la perpétration des faits ? Pourquoi les gouvernements turcs successifs persistent-ils à le refuser ?
Et quelle est la position de la société turque face à la bataille entre son gouvernement et les Arméniens, devant l opinion mondiale ? Faudra-t-il attendre encore 100 ans ou y a-t-il aujourd hui une solution ?
Cet essai se confronte à tous ces débats. Il les rend accessibles et vivants en les replaçant dans deux histoires singulières et passionnelles, celle des Arméniens et celle des Turcs. Il suit les premiers dans le chemin séculaire de leur quête de justice et de réintégration de leur malheur dans la mémoire universelle. Il accompagne les seconds dans le travail difficile mais impressionnant qu ils ont entrepris depuis une décennie pour se réapproprier un passé tragique et coupable. Il dévoile les surprises, les personnalités, les hasards, les occasions trouvées ou manquées qui ont séparé ces histoires, avant de leur donner une chance de se rencontrer. Il n esquive aucune difficulté, mais il propose des solutions et la perspective d un avenir partagé, tel qu on peut espérer qu il se dessine à la fin de cette année de commémoration.
Article de Gérard Malkasian, Nouvelles d’Arménie Magazine, numéro 218, Mai 2015
Le livre de Michel Marian est d'abord un acte personnel. Celui d'un philosophe désireux de « rouvrir les portes d'Erzeroum », dont est originaire une partie de sa famille, après trente ans de militantisme en faveur de la reconnaissance du génocide arménien. Il défend et justifie par un examen du siècle écoulé une conviction forte : « Si l'on veut vraiment la reconnaissance du génocide, la priorité devient l'échange et le dialogue avec la société turque ». Deux histoires se croisent dans le livre, celle d'un mot autour duquel s'est construit le combat des Arméniens, celle d'une confrontation avec son passé occulté qu'a engagée un secteur de la société turque, intellectuels et démocrates en tête.
Puissant facteur d'identification
Le cheminement des Arméniens s'enracine dans un crime impuni et une injustice consommée à l'aube des années vingt du siècle dernier. Chavarch Missakian, directeur du journal Haratch, initie la prise de conscience, face au choc de l'horreur nazie : la catastrophe subie par les Arméniens n'était pas qu'une spoliation territoriale, elle a impliqué l'annihilation intentionnelle de la nation entière. Les procès de Nuremberg, la formalisation juridique du crime de génocide, l'affirmation de son imprescriptibilité, ont relancé la lutte pour la justice en la recentrant sur la demande de reconnaissance. L'incroyable s'est accompli: les survivants de l'extermination et leurs descendants sont parvenus à faire émerger sur la scène internationale un crime oublié et à le faire intégrer dans l'agenda politique d'un État puissant, situé idéalement du point de vue stratégique. Cette marche en avant vers la vérité « sur un chemin original et inclassable », nous dit Michel Marian, constitué un « puissant facteur d'identification » et de renaissance pour des communautés brisées et dispersées. Loin de pâtir de la comparaison avec la Shoah l'extermination des Arméniens apparait aujourd'hui comme un génocide « exemplaire », de plus en plus intégré dans la conscience morale internationale et le champ de la recherche historienne. Il appelle à concentrer ses forces sur l'essentiel: amener progressivement les dirigeants turcs à reconnaitre les faits. Non l'enlisement dans des querelles juridique stériles, mais une question de principe dont l'enjeu est universel: « remettre de la justice dans la politiqué et de la morale dans l'histoire. »
Michel Marian parcourt ensuite un second chemin, tout aussi improbable: comment des hommes et des femmes de Turquie puissance régionale montante, barricadée dans l'amnésie volontaire d'un crime qui a grandement contribué à sa formation, sont peu à peu parvenus à faire ressurgir le « fantôme arménien », dans leur conscience d'abord, puis dans la société.
La voie du dialogue
La figure de Hrant Dink s'impose ici, lui dont la parole incandescente jusqu'au sacrifice de sa vie, arracha des fragments de mémoire à un corps social privé de son passé par une histoire officielle mensongère. En inventant la voie du dialogue introspectif et en dénonçant le jeu sans issue du bourreau négateur et de la victime vindicative, Hrant Dink a creusé le sillon (sens de Agos, titre du journal qu'il a créé) d'une reconnaissance par la société turque elle-même qui l'imposera un jour au sommet de l'État: telle est aussi la conviction intime de l'auteur. La reconnaissance du génocide est devenue, pour les acteurs du combat pour la démocratie, la pierre angulaire d'une « expiation » qui permettra l'émergence d'une Turquie moderne, certes, mais fière de sa diversité et porteuse d'une mémoire désormais plus juste de l'ampleur des souffrances imposées à des victimes absolues.
La question de l'avenir
Le lecteur pourra trouver cette vision trop optimiste, il discutera tel ou tel jugement, sur le terrorisme ou sur les tribulations de la loi de pénalisation du négationnisme. Il ne pourra rester indifférent à la question sur l'avenir soulevée dans la conclusion. Michel Marian mène une réflexion indispensable sur une nécessaire redéfinition de l'identité arménienne en diaspora, une fois que le spectre d'un génocide nié commencera, tôt ou tard, à s'estomper. À l'Antigone prisonnière du souvenir des morts, il oppose le Troyen Enée tourné vers la vie. Comme lui rescapés d'un massacre de masse, les Arméniens de demain auront à déposer les traces de leur histoire bimillénaire dans leur nouvelle patrie, lieu de refuge mais aussi de leur renaissance.
Gérard Malkasian, Nouvelles d’Arménie Magazine, numéro 218, Mai 2015