A ceux qui s'interrogent encore sur la réalité du génocide des Arméniens, perpétré en 1915 par les Jeunes-Turcs au pouvoir à Constantinople, le livre de Taner Akçam devrait ôter leurs derniers doutes. Paru aux Etats-Unis en 2006, l'ouvrage de ce sociologue turc prend à contre-pied la thèse officielle turque sur ce crime commis pendant la Grande Guerre.
Pour la première fois, un chercheur turc a le courage d'ouvrir les archives ottomanes sur cette période sensible et d'assumer pleinement ce qui s'est passé : ici, la catastrophe est disséquée non du point de vue des victimes mais à travers le regard des assassins. La représentation du drame s'en trouve transformée. Avec Taner Akçam, ce qui compte, ce n'est plus le témoignage des rescapés, mais d'abord l'analyse d'un empire paranoïaque capable de transformer ses dirigeants en bourreaux. A 55 ans, cet enseignant au Center for Holocaust and Genocide de l'université du Minnesota concentre ses travaux sur une question : "Avons-nous des preuves d'une planification centrale et déterminée des autorités ottomanes visant la destruction totale ou partielle du peuple arménien ?"
En Turquie, la tragédie de 1915 est encore aujourd'hui présentée comme une cruelle conséquence de la guerre, et non comme un acte volontaire et formalisé : selon cette thèse, les sources officielles ne comporteraient aucune preuve de l'élimination délibérée et systématique des Arméniens. L'auteur démontre ici que ce discours est sans fondement. De façon irréfutable, il souligne la responsabilité du régime au pouvoir, de l'Etat, de son administration, et d'abord de l'armée. La bureaucratisation du meurtre collectif apparaît évidente, dit-il, dès lors que l'on se fonde sur "les minutes des débats parlementaires, la correspondance privée des organisateurs du crime et les procès-verbaux de soixante-trois tribunaux militaires jugeant en 1919 les dirigeants du CUP (le Comité union et progrès, le parti au pouvoir)", qui accablent ce dernier ainsi que l'armée turque.
Outre la responsabilité de l'Etat, Taner Akçam insiste sur la continuité entre les Jeunes-Turcs et les kémalistes qui fondent la République en 1923 : en effet, la majorité des dirigeants de la Turquie moderne sont issus des rangs jeunes-turcs, y compris Mustapha Kemal, et nombre d'entre eux sont compromis dans l'entreprise génocidaire.
Cette idée de continuité est rarement examinée par les historiens ; elle rompt avec la thèse selon laquelle la République kémaliste n'aurait rien à voir avec les événements de 1915. En réalité, les lois adoptées dans les années 1920 parachèvent le processus d'éradication de la présence arménienne dans le pays.
C'est le nationalisme qui fait le lien entre les deux régimes. Taner Akçam en décortique l'ambition : créer une Turquie homogène. Un dessein interrompu par les échecs militaires (1912-1915) attribués à "l'élément arménien". Enfin, il aborde l'aspect économique de ce crime contre l'humanité, considérant que c'est dans la spoliation des Arméniens de l'empire, souvent aisés, que sont jetées les bases d'une bourgeoisie turque, pilier de la proto-modernité kémaliste.
Telles seraient donc les origines du négationnisme d'Etat toujours en vigueur en Turquie, mais désormais bousculé par une société turque désireuse de s'approprier son histoire. En ce sens, ce livre salué par Orhan Pamuk, Prix Nobel de littérature 2006, invite la Turquie à revisiter sa mémoire. L'exercice est courageux : à Ankara, tout auteur qui soulève le tabou arménien voit sa liberté menacée par les tribunaux. Ancien militant d'extrême gauche, qui a connu la prison dans les années 1980, Akçam n'en prend pas moins, désormais, ses précautions : "Un acte honteux" n'est-elle pas l'expression utilisée par Kemal lui-même pour qualifier l'extermination des Arméniens ?
Hier comme aujourd'hui, l'identité arménienne, prolongement de la culture occidentale, demeure une pierre d'achoppement entre Turcs et Européens. Tant que la Turquie ne s'interrogera pas "sur sa perception des droits de l'homme et de la démocratie", prévient-il, le dissensus sur les normes éthiques perdurera. Selon Taner Akçam, il revient donc à la Turquie de s'affranchir de cet "acte honteux" par un acte courageux : la reconnaissance du génocide.
Gaïdz Minassian, Le Monde, daté 4 décembre 2008