« Les souvenirs de Totovents sont bien "une enfance arménienne". Mais ils sont en plus, et à un degré rare, une enfance tout court, que nous reconnaissons pour nôtre. Les souvenirs sont faits de notations isolées : un geste, une présence, un épisode gardé par la mémoire. Or, ce geste, cette présence, souvent ramassés en quelques mots, touchent toujours l'essentiel — ce qui l'était pour lui et le demeure pour nous, même quand nous pouvons croire en avoir perdu la mémoire. Cela commence avec les premières impressions du petit enfant, qui découvre le monde concret, qui voudrait s'envoler et finit par enfouir sa tête dans le creux du cou de sa mère. Cela continue avec les jeux grisants du cerf-volant, les terreurs et les apaisements indicibles des sottises commises et pardonnées. Plus tard, viennent les tendres émois pour de douces petites compagnes, puis les premières étreintes à la faveur d'aventureuses escapades. Et puis commencent la découverte des cruautés de la vie et celle des joies de la poésie. C'est là une vie humaine tout à la fois unique et doucement banale : sous le soleil de Mézré, en touches légères, notre vie. »
Jacqueline de Romilly
Aux Editions Julliard vient de paraître "Une Enfance arménienne", récit autobiographique de V. Totovents.
L'auteur nous plonge dans la vie quotidienne de son village anatolien; son enfance et les souvenirs qui y sont rattachés forment deux parties : le dedans, la maison familiale avec les parents, frères et soeurs, grands-parents, domestiques... et le dehors, la rue, le village avec le forgeron, l'écrivain public, les amateurs de pigeon, la prostituée... Ce récit est une immense fresque colorée, chaleureuse, qui, tel un recueil de nouvelles, offre des séquences qui peuvent se lire indépendamment, dont chacune forme un tout. A la lecture, nous avons pensé aux contes de Pirandello (que les frères Taviani viennent de mettre en image dans leur dernier film Kaos) et aux cinéastes arméniens qui trouveraient dans cette oeuvre une matière première de valeur.
Si cette chronique décrit un village anatolien du début du XXe siècle, elle pourrait très bien se situer dans un espace et un temps autres. C'est ce qui fait la valeur universelle de l'oeuvre, comme le souligne Jacqueline de Romilly, dans la préface. Chacun des personnages nous émeut, nous attire, car Totovents éprouve pour eux - et nous aussi - un immense amour, empreint de nostalgie pour cette enfance disparue à jamais pour sa famille, son pays,- perdus aussi.
Si l'amour, et la tendresse, l'humour, la nostalgie sont toujours là, la violence aussi est présente. La violence des Arméniens entre eux, et quand commencent les "événements", celle des Turcs. C'est ici qu'un problème se pose. Durant tout le récit, les Turcs sont pratiquement absents alors que le village est mixte. Pourquoi ? La réponse nous est donnée par M. Krikor Beledian, professeur de littérature arménienne à l'Inalco (Institut National des langues et Civilisations Orientales) à Paris. Si la première édition de l'ouvrage (en Arménie en 1933) est le récit intégral, comme le sera celui de la seconde édition au Liban, au contraire, la troisième édition (en 1957 en Arménie), a été censurée, mutilant le texte original de mots, de phrases et même de paragraphes entiers. Ainsi, les rapports arméno-turcs ont pratiquement disparu de la troisième édition. De ce fait, la présente traduction (qui reprend une traduction anglaise de 1971 basée sur le texte de 1957) est amputée de certains passages. Nous avons en main un faux et c'est regrettable. Ce l'est d'autant plus que la littérature arménienne comme toute littérature - est une source pour qui veut connaître l'histoire passée, en particulier pour les historiens. Aussi, devrons-nous avoir à l'esprit ces coupures quand nous lirons cet ouvrage.
Cela ne doit pas nous empêcher d'entrer dans le monde poétique et merveilleux de l'Enfance Arménienne. Un Arménien qui lit en vaut deux !
France-Arménie, numéro 36, Juin 1985