Une édition historique
L'Art Arménien est un domaine vaste et riche : plusieurs milliers d'églises et plus de vingt mille manuscrits répertoriés mais aussi de la céramique et de l'orfèvrerie.
Voilà ce que Jean-Michel Thierry, chargé de cours de culture arménienne à l'INALCO et Patrick Donabedian, Docteur en Histoire de l'Art (Paris) et Docteur ès Sciences Artistiques de l'Académie des Beaux-Arts d'URSS ont voulu immortaliser à travers l'ouvrage publié aux Editions Mazenod, ouvrage auquel a participé Mme Nicole Thierry.
Ce livre révèle, outre l'origine thrace du peuple arménien, quelques faits historiques et légendaires de notre histoire religieuse, comme par exemple la légende de saint Grégoire bravant le Roi Tiridate ou Dertad III. Axé avant tout sur l'architecture arménienne, cet ouvrage est présenté par Jean-Michel Thierry comme un complément de l'œuvre de Mlle Sirarpie Der Nercessian.
En effet, J.-M. Thierry et P. Donabédian ont inclus dans leur livre des documents architecturaux d'édifices situés très à l'ouest de l'Arménie historique, ou des monuments jusqu'ici négligés ou inconnus (voir Gamk n°799 du 1-2 novembre 87). D'ailleurs, le tableau des sites architecturaux arméniens représente à lui seul une documentation synthétique et originale de l'étendue géographique de notre rayonnement culturel et national.
Abondamment illustré par de très belles photos couleurs, soit de l'ensemble, soit des détails d'une église ou d'un monument, le livre présente, de plus, de nombreuses vues de khatchkars ainsi que les plans des principaux édifices. Bien entendu, I ‘orfèvrerie et la céramique trouvent également une place prépondérante dans l'ouvrage, à côté de très nombreux manuscrits. Ainsi, près de 900 illustrations jalonnent les pages de ce livre, accompagnées d'une rétrospective de chaque domaine de l'art arménien, rétrospective chronologique survolant des siècles d'histoire, allant du Vle siècle avant J.C. à l'époque moderne.
Document très complet, témoignage de la vitalité et de la créativité d'un peuple, "les Arts Arméniens" de J-M. Thierry et P. Donabedian méritent de figurer dans une bibliothèque...
Gérard Mouradian, France-Arménie (Décembre 1987)
Autre commentaire
Il y a tout juste deux ans, en octobre 1985, les visiteurs du Musée de la Marine de Marseille pouvaient admirer une splendide exposition consacrée au livre arménien à travers les âges. Dans les vitrines, de magnifiques manuscrits enluminés côtoyaient de rarissimes impressions où l'élégance des caractères choisis rivalisait avec la beauté des gravures rappelant les ouvrages illustrés par Schauffelein ou Bernard Salomon. Toutefois, une absence remarquée, celle du livre concernant l'Arménie et les Arméniens.
Les collectionneurs et les bibliophiles connaissent bien ces volumes réputés que l'on rencontre, parfois, au hasard des ventes. Par exemple, La Cosmographie, de Pierre Apian; les Discours et histoire véritable des navigations, pérégrinations et voyages faits en Turquie, de Nicolas d'Arseville; les Relations de divers voyages curieux, de Melchisedec Thévenot; les Voyages au Levant et en Asie de Jean Thévenot ou Les Six voyages en Turquie, en Perse et aux Indes, de Jean-Baptiste Tavernier. A ces titres des xve et xve siècles, il serait possible d'en ajouter quelques-uns, imprimés au xvii~e siècle. Mais il faudra attendre notre époque pour, de nouveau, trouver des ouvrages dignes de figurer dans la bibliothèque d'un amateur éclairé. Il s'agit là, naturellement, de publications où la qualité du texte va de pair avec le choix des illustrations, des caractères et l'élégance de la mise en page. Et encore, leur nombre se limite à quatre. Tout d'abord, les deux volumes du Armenia. Travels and Studies, de H.F.B. Lynch (1901); ensuite, ceux de Die Bankunst der Armenier und Europa, de Strzygowski (Vienne 1918) puis, les trois volumes de La Roseraie d'Arménie, d'Archag Tchobanian (Paris 1918,1923 et 1929), et enfin L'Art Arménien de Sirarpie Der Nersessian (Paris 1977). Depuis, plus rien. Il faudra, de nouveau, patienter, plus d'un demi-siècle pour pouvoir leur adjoindre Les Arts Arméniens, de Jean-Michel Thierry (chargé de cours à l'École Nationale des Langues Orientales Vivantes et directeur du Centre d'Études et de Documentation sur l'Art Chrétien Oriental) et Patrick Donabédian (Docteur de IIIe cycle en Histoire de l'Art et Docteur Ph. D. ès Sciences Artistiques de l'Académie des Beaux-Arts de l'U.R.S.S.) que publient les prestigieuses Éditions Mazonod.
Trop souvent, on croit qu'il suffit d'une centaine d'illustrations en couleurs et d'une incertaine présentation pour obtenir un livre d'art. Rien de plus faux, et les responsables des Éditions Mazonod le savent bien qui cherchent toujours à allier la qualité et la précision du texte avec une iconographie rare ou inédite. Tels sont les soucis dominant la célèbre collection L'Art et les Grandes Civilisations, riche de plus d'une quinzaine de titres dont La Préhistoire de l'Art Occidental, I'Art en Inde, L'Art de l'Ancien Japon, Des Barbares à l'An Mil, I'Art Baroque... et maintenant Les Arts Arméniens.
Par ailleurs, la rédaction des ouvrages a été confiée aux plus éminents spécialistes: André Leroi-Gourhan, Kostas Papaioannou, William Watson, Danielle et Vadime Elissoeff, Marcel Durliat, Yves Bottineau... et la recherche iconographique demande plusieurs années de labour. Le résultat, des livres qui satisfont tout à la fois le public éclairé des amateurs d'art et celui des érudits. Une collection qui est à l'art ce que La Pléiade est à la littérature.
Par son titre, Les Arts Arméniens, cet ouvrage pourrait induire en erreur le lecteur profane, aussi les auteurs s'empressent-ils de délimiter leur propos : "Il n'est pas facile de dire ce qu'est exactement l'art arménien. Précisons d'abord que nous n'envisagerons pas ici l'art comme "la manière de faire une chose selon certaine méthode, selon certains procédés" ainsi que le veut Littré. Nous en écartons, en effet, les arts dits libéraux (poésie, musique) mais surtout nous nous attacherons davantage aux œuvres d'art elles-mêmes qu'à leurs procédés d'exécution.
"A la notion d'art ainsi définie, se trouvent implicitement jointes deux connotations, l'une esthétique, l'autre historique. En ce qui concerne la première, nous serons volontairement brefs car il s'agit là d'une question purement subjective. Nous nous contenterons de fournir au lecteur des éléments d'appréciation. La seconde, la valeur historique, nous paraît plus importante à exprimer car l'œuvre d'art contribue à la connaissance d'une civilisation au même titre qu'un texte littéraire. Nous attacherons en ce sens une attention particulière aux arts mineurs, qui, touchant de plus près la vie quotidienne, expriment mieux que les chefs-d'œuvre la mentalité d'un peuple."
Cela étant, Les Arts Arméniens se présentent comme une réponse à ce que pensaient, il y a peu encore, la plupart des historiens de l'art. Ainsi, en 1887, J. Mourrier écrivait que "Ni les Arméniens, ni les Géorgiens n'ont pu créer un art absolument original..., leur architecture, comme le pays, a perpétuellement subi l'influence étrangère". Cette influence étant, naturellement, celle de Byzance. Des historiens comme L. Bréhier et Ch. Diehl - ce dernier, dans son Manuel d'art byzantin (1925-1926) - n'affirmeront pas autre chose. Pourtant, les documents ne manquaient pas; des ouvrages paraissaient régulièrement dont ceux de F. Dubois de Montpéreux, Ch. Texier, Grimm ou M.F. Brosset. En vain. Il faudra attendre les travaux de J. Strzygowski et, tout particulièrement son Die Baukonst der Armenier und Europa (1918) - ouvrage riche de plus de 800 illustrations - pour que les spécialistes s'intéressent enfin, et sérieusement, aux arts arméniens.
Le récent développement des recherches concernant les arts arméniens a permis de constater que "les Arméniens se sont montrés de grands artistes surtout dans deux domaines, l'architecture et la miniature; c'est là que ce sont révélés au mieux leur savoir-faire et leur créativité. Il ne faudrait pas négliger pour autant d'autres formes d'expression, notamment la sculpture sur stèles (les khatchkars) ". Les arts mineurs également, c'est-à-dire les bronzes, la sculpture sur bois, les poteries, les céramiques et l'orfèvrerie, ces objets de tous les jours, ne peuvent être ignorés. Toutefois, la connaissance que nous en avons est toute nouvelle. Par contre, il n'en va pas de même avec la sculpture sur pierre ou les peintures murales car les éléments d'appréciation manquent.
De nos jours, les ouvrages concernant les arts arméniens abondent, pourtant Les Arts Arméniens ne leur ressemble en rien et se révèle tout à fait original. Les raisons de cette différence, les auteurs l'exposent à la fin de leur introduction:
"Enfin une dernière et importante remarque s'impose. Nous nous sommes aperçus en effet que, pour expliquer complétement et clairement ce qu'est l'art arménien, ses origines, son évolution, ses multiples aspects, plusieurs volumes auraient été nécessaires. Il fallait donc nous résigner à choisir entre deux attitudes: ou condenser les connaissances indispensables dans un exposé forcément un peu austère, ou se contenter d'idées générales d'une lecture plus facile, mais relevant moins dé l'histoire que de la critique d'art. Nous avons rejeté cette dernière solution, car plusieurs ouvrages récents remplissent parfaitement cet office."
Ce souci se traduit dans la structure même du livre. Et Jean-Michel Thierry et Patrick Donabédian, qui comptent parmi les meilleurs spécialistes occidentaux actuels de l'art arménien, savent l'importance de la clarté dans l'exposition. Aussi n'ont-ils pas hésité à subdiviser leur ouvrage en quatre vastes époques.
L'œuvre s'ouvre sur une introduction, à la fois historique et théorique, où les auteurs, après avoir explicité le concept d'art, situent l'Arménie et les Arméniens. L'espace et le temps. Pareillement, des explications sont données quant aux différentes techniques utilisées. Ils y montrent, également, l'extrême importance du Christianisme en tant qu'élément fondateur pour les arts de cette nation.
Nous savons que la terre ne demeure jamais indifférente et participe aux expressions artistiques; il en va de même pour les facteurs ethniques et donc nationaux. C'est la raison pour laquelle les auteurs n'aborderont ici que les arts produits essentiellement par les Arméniens. Cette vision, toute naturelle, implique un élargissement inhérent à l'histoire car: "On est tout de même frappé par la facilité avec laquelle les Arméniens acceptaient, contrairement aux autres peuples du Proche-Orient, les migrations et s'adaptaient aux conditions nouvelles qui leur étaient imposées. Cette constatation nullement péjorative explique, au contraire, la pérennité de la culture arménienne et son expansion." Et l'art arménien se développera en de lointains ailleurs: certes, la proche Géorgie, mais aussi la Crimée, la Pologne, l'Ukraine et même l'Italie qui "a été au Moyen Âge le pays occidental qui a eu les liens les plus étroits avec l'Arménie... Qu'il nous suffise de dire que l'installation de communautés arméniennes n'a pas cessé depuis le haut Moyen Âge mais s'est accrue dans des proportions importantes à la fin du XIVe siècle." Les traces de cette dernière communauté, aujourd'hui oubliée, ne manquèrent pas: "On sait que de nombreuses églises arméniennes ont été construites dès le VIe siècle (Santa Maria de Matera), mais surtout plus tard, aux Xllle et XIVe comme Saint-André de Tarente et Saint-Lazare de Venise, celle de Pérouse. La plupart ont été détruites ou radicalement transformées. Les monastères furent fondés en si grand nombre qu'ils durent s'organiser en un ordre augustinien qui sera totalement italianisé au XVIIIe siècle. Ce qui frappe en effet, c'est l'intégration rapide des Arméniens dans le milieu culturel italien."
A l'introduction, succèdent les quatre chapitres formant le corps de l'ouvrage. Un travail remarquable a été réalisé pour la précision et la richesse des données rassemblées ainsi que pour l'étendue des époques abordées. Tout d'abord l'art de la période préalable (VIe av. J.-C. - VIIe après. J.-C.) qui s'achève par l'âge d'or du haut Moyen Âge; ensuite, l'époque des royaumes (IXe - XIIe siècles) où plusieurs États-royaumes d'Ani, de Siounie, de Kars, du Vaspurakan, de Tasir-Lôri et principauté du Taron - luttent pour maintenir leur indépendance; puis viennent les siècles de la féodalité (XIIe - XVe siècles) avec, notamment, le royaume de Cilicie, mais aussi les premières importantes communautés diasporiques; l'art des XVIIe et XVIIIe siècles viendra clore cet ensemble.
En dépit des vicissitudes de l'histoire, l'art des Arméniens demeure, ce qui permet à Jean-Michel Thierry d'affirmer, dans sa conclusion, que malgré des "rapports qu'on ne saurait nier avec les autres arts chrétiens", l'art arménien "reste isolé autonome, étonnamment traditionaliste. Et pourtant les Arméniens lorsqu'ils s'expatrient participent sans réticence à la vie culturelle des pays qui les accueillent." Et il ajoute que "la contradiction entre cette extraordinaire faculté d'adaptation aux sociétés humaines les plus disparates et le conservatisme pesant sur la vie affective, culturelle et donc artistique n'est pas le moindre des mystères de l'âme arménienne."
Tout au long de ces chapitres, les auteurs se sont attachés à maintenir des constantes thématiques: les architectures religieuse et civile, la sculpture, les thèmes décoratifs et ornementaux, la peinture et les miniatures, les khatchkars, la monnaie et les arts mineurs.
Pour cet ouvrage de plus de six cents pages, Jean-Michel Thierry et Patrick Donabédian ont pu rassembler une iconographie riche de plus d'un millier d'illustrations dont plusieurs centaines en couleurs et or. Cette dimension, inédite à ce jour, fait des Arts Arméniens une œuvre s'inscrivant en parallèle au Musée imaginaire de la sculpture mondiale d'André Malraux auquel, certainement, ils ont dû songer. Toutefois, ce n'est point là un ordinaire recueil d'illustrations, semblable à tous ceux que nous ne connaissons que trop. Non. Des légendes extrêmement documentées, de caractère scientifique, les accompagnent. Toute cela fait que cette réalisation s'affirmera incontestablement comme l'ouvrage de référence le plus exhaustif et le plus sûr pour tous ceux, Arméniens et non Arméniens, qui auront à s'en servir.
Sur un autre plan, ce travail, tant du point de vue scientifique qu'esthétique, témoigne de manière impressionnante en faveur de la civilisation et du patrimoine artistiques arméniens, et, a fortiori, plaide contre l'abandon ou la destruction d'une partie considérable de ce patrimoine aujourd'hui en Turquie.
Il apporte la démonstration de la variété et de la richesse que peut prendre la création artistique chez un peuple, création qui constitue l'un des moyens les plus sûrs pour la connaissance d'une civilisation.
Enfin, cet ouvrage a le mérite d'inventorier et de présenter tout un ensemble d'édifices trop longtemps ignorés par l'Occident car "l'Arménie était comme l'Italie un véritable réseau d'édifices témoins du Christianisme primitif." Cette exploration, qui offre une source considérable de matériaux nouveaux pour les spécialistes, permettra de mesurer, à son exacte dimension, l'influence de l'art arménien sur les pays voisins, en particulier la Géorgie, infirmant ainsi les thèses des partisans de l'influence byzantine et celles des historiens turcs qui affirment que les monuments arméniens sont l'œuvre de Turcs christianisés.
Ce n'est pas là le moindre mérite de cet ouvrage dont la publication constituera, nous n'en doutons pas, un événement des plus importants.
Gérard Bédrossian, Cahiers arméniens ANI, N° 3 (1987)